mercredi 7 octobre 2020

Heather O’Neill

La ballade de Baby suivie de Sagesse de l’absurde

Québec, Alto, 2020, 496 p., 29,95 $ (papier), 18,99 $ (numérique).

 Une enfance en technicolor

On reproche parfois la publication à rebours d’œuvres dites de jeunesse, en profitant de la renommée d’ouvrages plus récents. Cette idée reçue ne s’applique surtout pas à La ballade de Baby, première histoire d’Heather O’Neill parue en 2006 en langue anglaise. Je fus surpris d’apprendre qu’une version française parut à Paris aux Éditions 10/18, en 2008, signée Michèle Valencia. Au Québec, Dominique Fortier en a fait la traduction, comme les précédents livres de Mme O’Neill.

Les Éditions Alto ont eu la bonne idée de faire suivre le roman de Sagesse de l’absurde, une nouvelle aux allures d’essai d’abord parue aux Presses de l’Université d’Alberta, en 2018. Sous-titrée « Les valeurs inestimables transmises par mon père », on a écrit avec justesse que ce texte était « le compagnon idéal de La ballade de Baby ».


 

Revenons au roman où l’enfance est au cœur du récit comme elle le fut de La vie rêvée des grille-pain (2017), Hôtel Lonely Hearts (2018) et Mademoiselle Samedi soir (2019). Ici, l’enfance est incarnée par Baby, une fillette âgée de douze ans. Nous la suivons en temps réel, pourrions-nous dire, pendant deux ans. Elle vit seule avec Jules, son père dans la jeune vingtaine. Cette mince différence d’âge s’explique par le fait que les parents de Baby étaient adolescents à sa naissance. Quant à sa mère, elle est décédée dans un accident de la route alors que Baby était encore aux couches.

Baby est la narratrice de ce qui a des allures d’un journal personnel dans lequel elle note régulièrement des événements choisis de son quotidien. Cette régularité et ces choix sont intimement liés aux expériences jugées importantes pour une enfant passant de l’enfance à l’adolescence, laquelle se confond ici à l’âge adulte. L’environnement dans lequel s’effectue cette transition est presque sans frontière, au point où elle se sent tantôt une enfantadulte, tantôt une adultenfant.

Cette situation repose sur les rapports éclatés qu’entretiennent Baby et Jules. Dire que ce dernier est irresponsable est un euphémisme, au point où il est aussi un enfantadulte ou un adultenfant qui ignore ce qu’est la responsabilité parentale. Junkie, voleur, menteur, et j’en passe, sont les mots qui le caractérisent sans que soit brisé le lien qui l’unit à sa fille. Leur première dépendance me semble être celle qu’ils ont l’un pour l’autre et ils sont en manque lorsque Jules s’absente pour de fausses raisons ou pour aller en cure de désintoxication. Dans de telles situations, Baby est tantôt placée en foyer d’accueil, certains où elle s’intègre à une vie familiale qu’elle ignore, tantôt prise en charge par la DPJ et envoyée dans un milieu quasi carcéral.

Les aléas d’une famille monoparentale et dysfonctionnelle, Baby s’en plaint rarement parce qu’une enfant, viendra-t-elle par comprendre, ne peut exercer les responsabilités des adultes. Pour y arriver, il lui faut se retrouver dans une classe où elle trouve un enfant dont la marginalité, même différente, correspond à la sienne. S’il y a eu des moments familiaux rassurants en foyer d’accueil, c’est sa rencontre avec Xavier, un camarade de classe dont la personnalité originale les rapproche, qui est déterminante.

Xavier arrive au moment où Baby, esseulée, traverse une période charnière entre enfance et maturité. Les amies qu’elle fréquente alors entretiennent des relations basées sur des défis dont elles ne mesurent pas le sérieux ou la gravité. Si bien que lorsque Alphonse entre en scène, tout est en place pour qu’il prenne le contrôle de la vie de Baby.

Alphonse est un junkie qui utilise un réseau de très jeunes filles pour leur subvenir à ses grands besoins de consommation. Fin renard, il manipule ses proies avec une finesse primaire selon le récit que fait Baby de ses habitudes de charme et de séduction. S’il est convenu de tous que Baby est une jolie adolescente, elle n’a pas tout à fait l’innocence d’une ingénue puisque, depuis sa plus tendre enfance, elle a composé avec l’absence fréquente d’un adulte responsable d’elle. Il y a aussi que Baby, quand on lui en laisse le loisir, est une écolière qui réussit très bien, une écolière curieuse de nouveaux savoirs, une écolière dont la lecture est l’activité préférée pour la solitude et l’évasion qu’elle lui procure.

En l’absence de Jules, le triangle Baby, Xavier et Alphonse devient hautement toxique, l’adolescence de l’un et l’image adulte de l’autre la faisant basculer d’une liberté assumée à une liberté dirigée, des jeux d’enfants de son âge à ceux d’un adulte toxicomane et pédophile. Heather O’Neill ne se complait pas dans cette scénographie malsaine, mais elle en fait ressortir les aspects les meilleurs et les pires, des plus sordides aux plus généreux, rien n’étant tout blanc ou tout noir.

Au moment où je terminais la lecture de La ballade de Baby, le débat entourant la diffusion de Mignonnes sur Netflix, un film de Maïmouna Doucouré considéré scandaleux par certains spectateurs états-uniens qui lui reprochent de faire l’apologie de « l’hypersexualisation de préadolescentes à travers l’histoire d’Amy, 11 ans, qui intègre à Paris un groupe de danseuses de sa génération. » Ce n’est pas le propos de Heather O’Neill, mais d’illustrer, avec un réalisme troublant, la situation d’une préado à qui les circonstances empêchent de vivre son âge.

La chute du roman pousse la trame dans des retranchements les plus terriblement vraisemblables. Un côté noir, un côté blanc. Une impasse, une issue. L’adultenfant revenant une enfantadulte, plus enfant qu’adulte. Cet état nouveau oblige Baby à une lente et difficile désintoxication. Cela permet à Jules, réapparu, de lui raconter l’amour qu’il avait pour Manon Tremblay, sa mère, et l’accident d’automobile dans lequel a péri. Jules accepte aussi de retourner à Val-des-Loups, le bien nommé village où les attend sa cousine Janine, espérant depuis le décès de Manon prendre soin de Baby.

Sagesse de l’absurde est le parfait corollaire de La ballade de Baby dont il retient l’essentiel en 13 leçons lesquelles, selon l’écrivaine, lui ont d’abord été dictées par son père qui « avait plusieurs règles dont il ne démordait pas», la première étant de «ne jamais tenir de journal ». D’ailleurs, sous le titre de l’édition originale en langue anglaise paru en 2017, il est écrit « Invaluable lessons from My Father », que je traduis librement ainsi : « Les inestimables leçons de mon père ». Humour et ironie atténuent le sérieux ou le loufoque de ces leçons.

Je ne peux terminer la recension de ce grand et troublant roman – troublant signifiant ici qui oblige à réfléchir à de nombreuses réalités de notre société qui ne sont pas toujours prises au sérieux –, je me dois de souligner l’excellent travail de Dominique Fortier. Pour avoir lu quelques passages du roman en langue anglaise sur le site de HarperCollins Publisher, l’éditeur original, j’ai ainsi mieux apprécié ce travail de rendre justice à une prose déjà riche en lui conférant un éclat semblable dans la langue de Molière. Pour avoir lu l’entièreté des œuvres de Mme Fortier à ce jour, je suis certain que, comme les comédiens qui profitent des rôles qu’on leur propose pour explorer des univers très loin du leur, elle a pris un certain plaisir à jouer aux vilaines comme le lui a suggéré ou inspiré le personnage de Baby.

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