mercredi 22 février 2017

Rodney Saint-Éloi
Passion Haïti
Québec, Septentrion, coll. « Hamac-Carnet », 2016, 214 p., 19,95 $ (papier), 11,99 $ (numérique).

Quand le pays coule en soi

Je me souviens de ma première rencontre avec l’écrivain et éditeur Rodney Saint-Éloi, au Marché de la poésie de Montréal. Le déclic de l’amitié s’est alors produit et je suis attentif depuis aux livres qu’il publie, les siens comme ceux des autres. Une entrevue qu’il m’a accordée en 2015 m’a fait entrer directement dans son univers sans l’intermédiaire de son écriture. C’est cette conversation intimiste qui m’est revenue en lisant Passion Haïti.
Haïti, cette perle des Antilles que la nature malmène presque aussi souvent que ceux qui dirigent la destinée de son peuple, Rodney Saint-Éloi l’aime viscéralement. Qu’il ait décidé en 2001 de s’établir au Québec, où il était déjà venu visiter sa grand-mère et faire des études universitaires, n’est pas un geste de déni, mais une affirmation de ce que son éducation et sa culture ont fait de lui, « l’homme qu’il apprend à devenir ».

Je connais peu ou prou Haïti, sinon par ce que la littérature m’en a appris, Dany Laferrière ayant été, à ce jour, son principal ambassadeur. Or, l’essai de Rodney Saint-Éloi m’a plongé au cœur de ce pays, dans la globalité et la complexité de son acception. Ainsi, dire que l’aéroport est le symbole d’un ailleurs rêvé par plusieurs Haïtiens, comme les ports de mer l’ont été autrefois, illustre un certain mal-être ressenti par une partie de la population.
Pourquoi en est-il ainsi quand on pense qu’Haïti fut, en 1804, la première République noire indépendante de la planète? S’il n’y a pas de réponse unique, Passion Haïti fournit des pistes d’explications, entre autres en explorant divers aspects de sa société et de sa culture. De toute façon, « "Sa ou wè a se pa sa". Ce que tu vois, ce n’est pas ça. Ne vous fiez pas à l’évidence du réel. »
Un premier élément de réponse consiste à distinguer Port-au-Prince, la capitale, des autres villes. Plus on s’en éloigne, plus on découvre la multiplicité du pays dans les occupations de la population aux activités parfois primaires, mais essentielles comme aller chercher l’eau ou une maigre pitance nécessaires à la vie quotidienne. Si près géographiquement, mais si éloignés dans leurs préoccupations, villes et bourgs n’en sont pas moins haïtiens dans leur essence, le vaudou allant au-delà de la croyance populaire.
On découvre un autre élément de réponse dans les diverses expressions artistiques si riches dans un pays apparemment si pauvre. Que ce soit la littérature ou la peinture, il y a un art proprement haïtien dont on ne peut imaginer l’étendue sur l’île et dans sa diaspora. La seule liste de ses artisans est renversante et les travaux de chacun plus étonnants les uns que les autres.
Que dire du racisme endémique qui gangrène Haïti et qui fut une arme dont la dictature des Duvalier s’est largement servie en opposant les « pro-négritudes » (ou « noiristes ») à l’élite des mulâtres. L’essayiste expose clairement cette situation tout en nous faisant comprendre comment cette idéologie s’est développée en même temps que celle des classes sociales.
Rodney Saint-Éloi suggère, en guise de synthèse de son étude, le propos de l’écrivain québécois Yvon Rivard : « Se pourrait-il qu’Haïti, dévastée par toutes les variantes du déluge, qui n’en finit pas de recommencer à se reconstruire, soit aussi l’arche dans laquelle a été conservée l’intelligence qui naît du malheur et se confond avec le désir de tout recommencer, le bonheur même de savoir qu’on ne peut plus rien perdre quand on a tout perdu. » (p. 199)

Pour compléter la lecture de l’essai, je vous invite à être attentifs à l’entrevue de R. Saint-Éloi parue dans la revue Les libraires (no 99, février-mars 2017), disponible gratuitement chez votre libraire ou, en format PDF, sur Internet.

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