mercredi 16 octobre 2024

Yara El-Ghadban

La danse des flamants roses

Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Roman », 2024, 280 p., 29,95 $.

Équilibre entre dystopie et utopie?

Un récent documentaire portant sur la désertification de territoires agricoles du Maroc, notamment les difficultés sinon l’impossibilité qu’ont les oasis de fournir l’eau nécessaire à la culture et à l’élevage, m’a fait voir en images et par des témoignages – agriculteurs, éleveurs et scientifiques – un peu de ce que Yara El-Ghadban raconte dans La danse des flamants roses, une fable contemporaine où la conscience sociale est plus aigüe que toute morale inspirée de quelque religion que ce soit.

Pour reprendre un terme à la mode en littérature comme en politique, nous sommes dans la remembrance d’une terrible dystopie où la population de la vallée de la Mort a été évincée de son territoire ancestral par Dame Nature, sur la rive de la mer Morte. L’assèchement de celle-ci que personne ne pouvait croire possible s’est bel et bien produit avec une telle rapidité que tous furent déconcertés.

L’écrivaine imagine ce drame à travers des personnages archétypaux, jamais caricaturaux, dont la majorité est composée d’adultes ayant connu cette désertification, il y a une vingtaine d’années au moment du récit. La catastrophe environnementale est survenue lorsque le sel de mer a fait figure de sable fin, du genre qu’on imagine responsable de tempêtes dévastatrices pires que ce que la neige de certains hivers peut nous faire craindre. D’autant plus que le sel est une ressource d’une telle importance que l’on ne peut s’en passer malgré les dangers qui lui sont associés.

Sans faire la généalogie de ces personnages et de leur famille, considérons-les un après l’autre pour mettre en perspective les liens qui les unissent au-delà du malheur qui les a frappés. Il y a d’abord Maïmoun, rabbin israélien, conjoint d’Aman, botaniste palestinienne; ils sont les parents d’Alef, le premier né du clan – celles et ceux qui ont fui la désertification subite – qui est le narrateur de la majeure partie du roman. Cette famille exerce un certain leadership sur la communauté des rescapés, ne serait-ce que par le fait que Maïmoun écrit le "Livre des vivants", un recueil des éphémérides au quotidien qui lui donne un certain ascendant sur le groupe et une certaine sagesse lui permettant de rappeler qu’il vaut mieux créer une société nouvelle capable d’éviter les écueils de celle d’avant. C’est d’autant plus vrai que les enfants nés ces vingt dernières années n’ont pour toutes références culturelles que celles apparues depuis leur naissance.

Parmi les autres personnages influents de et sur la communauté, il y a Isaac, le trompettiste, conjoint de la sage-femme Zeinale; le couple a une fille, Anath. Cette dernière sculpte des blocs de sel et fait preuve d’une liberté de penser et d’agir qui en dérange plusieurs, surtout ceux qui ont connu l’avant-séisme ou qui ont été éduqués selon les règles d’alors. Anath est l’amoureuse d’Alef et elle portera leur enfant au grand dam de plusieurs.

Il y a également Hos, militaire et général; Hypatia, réfugiée de la ville, éducatrice et gardienne de la Cave aux lettres, une des cavernes habitées par la population des rescapés; Toz (alias Barthos), artisan de la beauté, esthéticien et pédicure. Enfin, il y a Ankabout, une araignée (femelle) qui fait figure d’autorité plénipotentiaire sur tout un chacun, selon la crainte ou le respect qu’elle leur inspire.

Il ne faut pas surtout pas oublier que celles et ceux nés après le cataclysme sont associés à un flamant, sorte d’ange protecteur depuis que ces échassiers ont secouru les rescapés du drame.

Chaque section de la trame raconte qui un événement, qui les répercussions du terrible incident, passé ou actuel (le passé fait toujours référence au temps d’avant la fuite provoquée par l’assèchement). Les premières pages racontent de façon minimaliste, imagée et séquentielle, l’époque où la population vivait harmonieusement avec la nature, l’exode et les difficultés auxquelles elle fut exposée.

Ne vous laissez pas intimider par la première séquence dont la narration évoque des personnages ou des moments forts de la migration obligée grâce à des images plus que par des descriptions qui, de toute façon, tenteraient d’exprimer l’indicible de la situation. Cette douzaine de pages mérite notre attention grâce à son discours poétique et aux images fulgurantes choisies par l’écrivaine pour donner la juste mesure des événements et des obligations auxquelles la population a été confrontée. Nous sommes en pleine allégorie, laquelle se transforme petit à petit en une métaphore filée, laquelle n’est autre que le fil conducteur du récit.

Il y a donc deux univers qui se distinguent, celui d’avant, celui d’après le grand dérangement. Comment cette microtribu a-t-elle dû se réincarner en mettant de côté le mode de vie ancien et en s’inventant une organisation sociale toute neuve, c’est-à-dire en choisissant parmi les lois et autres obligations que leur société d’origine s’était imposées au fil des ans. Toutes et tous ont dû faire preuve d’un esprit d’ouverture selon leurs habitudes et leurs croyances, d’une résilience exceptionnelle. L’exemple du couple formé de Maïmoun, rabbin israélien, et d’Amana, botaniste palestinienne, donne le ton à l’humanisme dont ils devront faire preuve s’ils veulent tisser serrer leur vie et celle d’une société nouvelle.

La philosophie du "nouveau monde", celui d’après la fin de l’autre monde quand les eaux, si faible que fut leur courant, arrosaient la mer Morte, peut se résumer ainsi : « Comprendre sans nommer sans posséder est une danse. Alors dansons dansons dansons la danse des flamants. Et personne ne danse mieux qu’Anath [l’amie d’Alef le narrateur]. J’ai toujours admiré sa capacité de se laisser emporter par le courant. Accepter les choses et les énigmes des choses. Rire danser créer déguster aimer sans attacher à chaque acte une interrogation. Vivre le mystère vivre la magie. Laisser les questions planer nuages dans le ciel. »

Les individus et les familles se sont installés dans des cavernes. Cela m’a rappelé « l’allégorie de la caverne exposée par Platon dans La République. Elle expose en termes imagés les conditions d’accession de l’humain à la connaissance du Bien, au sens métaphysique du terme, ainsi que la transmission de cette connaissance. » Plus prosaïquement, il leur faut trier parmi les us et coutumes celles à conserver et celles à reléguer à l’oubli. Ce faisant, le roman nous initie à des habitudes et des pratiques millénaires, parfois vitales, dont il faut mesurer la réelle importance. Ce qui allège le poids de la réflexion, surtout des échanges entre les différents personnages, ce sont les nombreuses références sociales et les diverses activités qu’évoque Yara El-Ghadban dans le processus de revitalisation de la société où faire du neuf avec du vieux n’est pas simple, mais possible.

Par exemple, on amène fréquemment les enfants à faire une « sarah », c’est-à-dire une promenade ou une excursion dans leur environnement natal jusqu’aux frontières du monde de l’enfance de leurs parents, représentées par une muraille dont il faut éviter le regard malveillant des gardiens.

Autre exemple plus révélateur encore, la langue. « Combien de langues les humains avaient-ils inventées? Combien en avaient-ils oublié? Il a fallu la fin du monde pour retrouver la première de toutes les langues, celle qui nous liait à la vie. Celle qui nous liait à tous les vivants de cette terre. Celle qui nous a ôté le nom des prédateurs. Celle qui nous a appris à attendre attendre que la vie nous nomme. »

L’agora se nomme ici « Arbre de vie », c’est là où se tiennent les palabres. « Chaque survivant devait faire son aveu, partager ses rêves et traumatismes, avouer tout ce qu’on avait fait ou n’avait pas fait lors de l’effondrement, exposer les cauchemars les regrets les pires secrets. Tout le monde devait écouter sans jugement sans rétribution. La seule condition était la vérité, la vérité afin de vivre parmi les autres. Sinon il devait tenter sa chance dehors, dans le trou noir qu’était devenu le monde extérieur. »

Enfin, retenons que la quasi-totalité de la narration est faite par Alef, fils de Maïmoun et d’Amana, premier à naître dans ce nouveau monde. Ce n’est pas un hasard qu’il en soit ainsi, car le personnage d’Alef représente bien l’effet de « tabula rasa », la virginité de la société nouvelle par-devers les us et coutumes d’autrefois. Alef joue parfois l’empêcheur de tourner en rond quand le ton monte entre les anciens, la génération de ses parents, et les nouveaux, celles et ceux des flamants roses.

Après vingt ans, l’inévitable question se pose : doivent-ils franchir le mur et retrouver leur ancien mode de vie maintenant qu’un bouclier kinesthésique semble protéger leurs anciens concitoyens? doivent-ils pour ce faire abandonner tout le travail qu’ils ont fait pendant ces années d’isolement? comment les enfants nés durant cette période vont-ils vouloir ou pouvoir vivre dans une société qui n’est pas la leur à proprement parler? Voilà autant de questions auxquelles toutes et tous devront répondre, tout comme les lectrices et lecteurs de La danse des flamants roses devant leur propre défi de bouleversements sociaux engendrés, entre autres, par les changements climatiques et la montée de divers extrémismes.

L’allégorie sociologique proposée par Yara El-Ghadban a une dimension universelle tirée d’un cataclysme climatique imaginaire survenu en mer Morte – laquelle est partagée entre Israël, la Cisjordanie et la Jordanie et réputée pour sa salinité extrêmement élevée – mais qui peut survenir ailleurs sur la planète. Puis, compte tenu du territoire où le récit se déroule, il n’est pas sans rappeler les conflits ethniques et religieux auxquels sont soumises les populations de cette région.

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