Yara El-Ghadban
La danse des flamants roses
Montréal, Mémoire d’encrier,
coll. « Roman », 2024, 280 p., 29,95 $.
Équilibre entre dystopie et utopie?
Un récent documentaire portant sur la désertification de territoires agricoles du Maroc, notamment les difficultés sinon l’impossibilité qu’ont les oasis de fournir l’eau nécessaire à la culture et à l’élevage, m’a fait voir en images et par des témoignages – agriculteurs, éleveurs et scientifiques – un peu de ce que Yara El-Ghadban raconte dans La danse des flamants roses, une fable contemporaine où la conscience sociale est plus aigüe que toute morale inspirée de quelque religion que ce soit.
L’écrivaine imagine ce drame à
travers des personnages archétypaux, jamais caricaturaux, dont la majorité est composée
d’adultes ayant connu cette désertification, il y a une vingtaine d’années au
moment du récit. La catastrophe environnementale est survenue lorsque le sel de
mer a fait figure de sable fin, du genre qu’on imagine responsable de tempêtes
dévastatrices pires que ce que la neige de certains hivers peut nous faire
craindre. D’autant plus que le sel est une ressource d’une telle importance que
l’on ne peut s’en passer malgré les dangers qui lui sont associés.
Sans faire la généalogie de ces
personnages et de leur famille, considérons-les un après l’autre pour mettre en
perspective les liens qui les unissent au-delà du malheur qui les a frappés. Il
y a d’abord Maïmoun, rabbin israélien, conjoint d’Aman, botaniste
palestinienne; ils sont les parents d’Alef, le premier né du clan – celles et
ceux qui ont fui la désertification subite – qui est le narrateur de la majeure
partie du roman. Cette famille exerce un certain leadership sur la communauté
des rescapés, ne serait-ce que par le fait que Maïmoun écrit le "Livre des
vivants", un recueil des éphémérides au quotidien qui lui donne un certain
ascendant sur le groupe et une certaine sagesse lui permettant de rappeler qu’il
vaut mieux créer une société nouvelle capable d’éviter les écueils de celle d’avant.
C’est d’autant plus vrai que les enfants nés ces vingt dernières années n’ont pour
toutes références culturelles que celles apparues depuis leur naissance.
Parmi les autres personnages
influents de et sur la communauté, il y a Isaac, le trompettiste, conjoint de
la sage-femme Zeinale; le couple a une fille, Anath. Cette dernière sculpte des
blocs de sel et fait preuve d’une liberté de penser et d’agir qui en dérange
plusieurs, surtout ceux qui ont connu l’avant-séisme ou qui ont été éduqués
selon les règles d’alors. Anath est l’amoureuse d’Alef et elle portera leur
enfant au grand dam de plusieurs.
Il y a également Hos, militaire
et général; Hypatia, réfugiée de la ville, éducatrice et gardienne de la Cave
aux lettres, une des cavernes habitées par la population des rescapés; Toz
(alias Barthos), artisan de la beauté, esthéticien et pédicure. Enfin, il y a Ankabout,
une araignée (femelle) qui fait figure d’autorité plénipotentiaire sur tout un
chacun, selon la crainte ou le respect qu’elle leur inspire.
Il ne faut pas surtout pas
oublier que celles et ceux nés après le cataclysme sont associés à un flamant,
sorte d’ange protecteur depuis que ces échassiers ont secouru les rescapés du
drame.
Chaque section de la trame
raconte qui un événement, qui les répercussions du terrible incident, passé ou
actuel (le passé fait toujours référence au temps d’avant la fuite provoquée
par l’assèchement). Les premières pages racontent de façon minimaliste, imagée
et séquentielle, l’époque où la population vivait harmonieusement avec la
nature, l’exode et les difficultés auxquelles elle fut exposée.
Ne vous laissez pas intimider par
la première séquence dont la narration évoque des personnages ou des moments
forts de la migration obligée grâce à des images plus que par des descriptions
qui, de toute façon, tenteraient d’exprimer l’indicible de la situation. Cette
douzaine de pages mérite notre attention grâce à son discours poétique et aux
images fulgurantes choisies par l’écrivaine pour donner la juste mesure des
événements et des obligations auxquelles la population a été confrontée. Nous
sommes en pleine allégorie, laquelle se transforme petit à petit en une
métaphore filée, laquelle n’est autre que le fil conducteur du récit.
Il y a donc deux univers qui se
distinguent, celui d’avant, celui d’après le grand dérangement. Comment cette microtribu
a-t-elle dû se réincarner en mettant de côté le mode de vie ancien et en s’inventant
une organisation sociale toute neuve, c’est-à-dire en choisissant parmi les
lois et autres obligations que leur société d’origine s’était imposées au fil
des ans. Toutes et tous ont dû faire preuve d’un esprit d’ouverture selon leurs
habitudes et leurs croyances, d’une résilience exceptionnelle. L’exemple du
couple formé de Maïmoun, rabbin israélien, et d’Amana, botaniste palestinienne,
donne le ton à l’humanisme dont ils devront faire preuve s’ils veulent tisser
serrer leur vie et celle d’une société nouvelle.
La philosophie du "nouveau
monde", celui d’après la fin de l’autre monde quand les eaux, si faible
que fut leur courant, arrosaient la mer Morte, peut se résumer ainsi :
« Comprendre sans nommer sans posséder est une danse. Alors dansons
dansons dansons la danse des flamants. Et personne ne danse mieux qu’Anath [l’amie
d’Alef le narrateur]. J’ai toujours admiré sa capacité de se laisser emporter
par le courant. Accepter les choses et les énigmes des choses. Rire danser
créer déguster aimer sans attacher à chaque acte une interrogation. Vivre le
mystère vivre la magie. Laisser les questions planer nuages dans le
ciel. »
Les individus et les familles se sont
installés dans des cavernes. Cela m’a rappelé « l’allégorie de la caverne
exposée par Platon dans La République. Elle expose en termes imagés les
conditions d’accession de l’humain à la connaissance du Bien, au sens
métaphysique du terme, ainsi que la transmission de cette connaissance. »
Plus prosaïquement, il leur faut trier parmi les us et coutumes celles à
conserver et celles à reléguer à l’oubli. Ce faisant, le roman nous initie à
des habitudes et des pratiques millénaires, parfois vitales, dont il faut
mesurer la réelle importance. Ce qui allège le poids de la réflexion, surtout
des échanges entre les différents personnages, ce sont les nombreuses références
sociales et les diverses activités qu’évoque Yara El-Ghadban dans le processus
de revitalisation de la société où faire du neuf avec du vieux n’est pas simple,
mais possible.
Par exemple, on amène fréquemment
les enfants à faire une « sarah », c’est-à-dire une promenade ou une
excursion dans leur environnement natal jusqu’aux frontières du monde de l’enfance
de leurs parents, représentées par une muraille dont il faut éviter le regard
malveillant des gardiens.
Autre exemple plus révélateur
encore, la langue. « Combien de langues les humains avaient-ils inventées?
Combien en avaient-ils oublié? Il a fallu la fin du monde pour retrouver la
première de toutes les langues, celle qui nous liait à la vie. Celle qui nous
liait à tous les vivants de cette terre. Celle qui nous a ôté le nom des
prédateurs. Celle qui nous a appris à attendre attendre que la vie nous
nomme. »
L’agora se nomme ici « Arbre
de vie », c’est là où se tiennent les palabres. « Chaque survivant
devait faire son aveu, partager ses rêves et traumatismes, avouer tout ce qu’on
avait fait ou n’avait pas fait lors de l’effondrement, exposer les cauchemars
les regrets les pires secrets. Tout le monde devait écouter sans jugement sans
rétribution. La seule condition était la vérité, la vérité afin de vivre parmi
les autres. Sinon il devait tenter sa chance dehors, dans le trou noir qu’était
devenu le monde extérieur. »
Enfin, retenons que la
quasi-totalité de la narration est faite par Alef, fils de Maïmoun et d’Amana,
premier à naître dans ce nouveau monde. Ce n’est pas un hasard qu’il en soit
ainsi, car le personnage d’Alef représente bien l’effet de « tabula
rasa », la virginité de la société nouvelle par-devers les us et coutumes
d’autrefois. Alef joue parfois l’empêcheur de tourner en rond quand le ton
monte entre les anciens, la génération de ses parents, et les nouveaux, celles
et ceux des flamants roses.
Après vingt ans, l’inévitable
question se pose : doivent-ils franchir le mur et retrouver leur ancien
mode de vie maintenant qu’un bouclier kinesthésique semble protéger leurs
anciens concitoyens? doivent-ils pour ce faire abandonner tout le travail qu’ils
ont fait pendant ces années d’isolement? comment les enfants nés durant cette
période vont-ils vouloir ou pouvoir vivre dans une société qui n’est pas la
leur à proprement parler? Voilà autant de questions auxquelles toutes et tous
devront répondre, tout comme les lectrices et lecteurs de La danse des
flamants roses devant leur propre défi de bouleversements sociaux
engendrés, entre autres, par les changements climatiques et la montée de divers
extrémismes.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire